Julie Duclos s’empare avec acuité du chef-d’œuvre de Bertolt Brecht, Grand-peur et misère du IIIe Reich. Écrite entre 1935 et 1938, la pièce situe l'action dans cette même temporalité de l'accession d'Hitler au pouvoir. Brecht, déchu de sa nationalité par le régime nazi en 1935, décortique le système insidieux de répression qui a cherché à verrouiller toute possibilité d'une libre-pensée.
En s’attachant ainsi chronologiquement aux prémices du régime nazi, Bertolt Brecht explicite la mécanique autoritaire qui a permis au pouvoir de s’installer et d'imposer sa dictature. Bertolt Brecht rend compréhensible l’impensable, et répond à la question que notre regard contemporain ne peut éluder : comment des citoyens ont-ils pu être passifs face à l’insoutenable ? Comment cela a-t-il été possible ?
En conservant 13 des 24 saynètes qui composent le récit glaçant de la montée du nazisme, Julie Duclos met en scène avec finesse cette mécanique de la terreur, qui entre censure, interdictions et arrestations a réussi à imposer ses diktats au-delà de l'imaginable. En débutant son adaptation par la troisième saynète, la Croix Blanche, une des plus longues du drame Brechtien, Julie Duclos imbrique d'emblée les personnages dans des situations quotidiennes inextricables. Loin de tout jugement, le texte expose ses personnages face à des dilemmes sans issue et décrypte clairement l'expression, non pas d'une lâcheté, mais de la peur qui, redoutable, impose son emprise.
Les comédiens Rosa-Victoire Boutterin, Daniel Delabesse, Philippe Duclos, Pauline Huruguen, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Mexianu Medenou, Barthélémy Meridjen, Étienne Toqué, Myrthe Vermeulen incarnent ces amis, parents, amants, magistrats, paysans, qui tous se retrouvent pris au piège et abdiquent, impuissants et démunis face à une répression redoutable.
La scénographie de Matthieu Sampeur, mobile, s'adapte au rythme des saynètes. Elle reflète l'enchaînement inexorable et effroyable de ces fragments de vie qui basculent, d'un trait d'humour, d'une réflexion anodine, d'une sonnerie de téléphone, dans l'angoisse et la terreur. La frontière entre le banal et l’effroyable s’efface.
Julie Duclos capture avec une précision glaçante l’atmosphère paranoïaque qui tétanise ces citoyens, piégés par une répression si violente qu’elle s’immisce jusque dans leurs rapports sociaux les plus intimes. L'adaptation de Julie Duclos, avec une clarté remarquable, figure l'autocensure sournoise, qui ronge lentement les personnages jusqu’à annihiler leur capacité de résistance et étouffer les derniers éclats de liberté.
Véritablement didactique, Grand-peur et misère du IIIe Reich place son regard au juste endroit, celui de l'intime. Le spectateur bascule en position de témoin effroyablement empathique, véritablement concerné.
crédit photo: Simon Gosselin
Grand-peur et misère du IIIe Reich de Bertolt Brecht mise en scène de Julie Duclos jusqu'au 7 février 2025 à l'Odéon-Théâtre de l'Europe
avec : Rosa-Victoire Boutterin, Daniel Delabesse, Philippe Duclos, Pauline Huruguen, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Mexianu Medenou, Barthélémy Meridjen, Étienne Toqué, Myrthe Vermeulen et les enfants (en alternance) Salomé Simon Botrel, Elliot Guyot, Philaé Mercoyrol Ribes, Raphaël Takam, Mélya Bakadal, Julien Petersen
coproduction : Théâtre national de Bretagne – Rennes, Odéon-Théâtre de l’Europe, Comédie de Caen – centre dramatique national de Normandie, Comédie de Reims – centre dramatique national, Théâtre de Lorient – centre dramatique national, La Comédie de Saint-Étienne – centre dramatique national, Les Gémeaux – scène nationale Sceaux, Théâtre national de Nice – centre dramatique national Nice Côte d’Azur, Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper
avec l’aide de la SPEDIDAM
la compagnie est conventionnée par le ministère de la culture – direction régionale des affaires culturelles Île-de-France création en septembre 2024
Sophie Trommelen, vu le 11 février à l'Odéon Théâtre de l'Europe.