La soeur de Shakespeare de Juliette Marie d’après Virginia Woolf

 


Presque cent ans après sa publication, Juliette Marie s’empare de l’essai de Virginia Woolf et signe une adaptation aussi personnelle que lumineuse de Un lieu à soi, ou plus communément traduit sous le titre Une chambre à soi.
Du postulat les femmes et la fiction, sujet de la conférence à laquelle l'écrivaine est conviée, Virginia Woolf affirme que l'assignation de la femme aux contraintes inhérentes à son sexe ne lui a jamais offert les conditions nécessaires à son expression littéraire.
Une femme doit avoir de l'argent et un lieu à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction.
 
Juliette Marie nous entraîne dans les détours de cette pensée en mouvement — un patchwork cohérent de réflexions qui dénoncent l’inexistence d’une littérature féminine, non pas comme un fait, mais comme la conséquence directe de l’hostilité d’un monde patriarcal à l’égard de toute tentative d’expression, fût-elle poétique, des femmes.
 
Au-delà de la figure de Virginia Woolf, la comédienne Inès Amoura incarne une pensée libre, intelligente, et résolument progressiste. Saisissant à la fois l'ironie d'un ton, la colère suscitée, et toujours la pertinence d'arguments concrets et justifiés, Inès Amoura, aussi vive que pétillante, ne laisse aucun doute à l'implacable mise sous silence de la créativité artistique des femmes.
Subtilement, Juliette Marie amplifie la voix de Virginia Woolf en donnant corps à la sœur fictive de Shakespeare. En incarnant ce double féminin imaginé par l’autrice, la comédienne Solenn Goix matérialise l’empêchement, l’impossibilité pour une femme de revendiquer un destin artistique, à une époque où toute autre place que celle assignée était inenvisageable. Les deux comédiennes imaginent alors un dialogue improbable, qui, entre confessions, adresses directes et reconstitutions scéniques, se fait l'écho de la pensée de Virginia Woolf.
 
Les compositions musicales d'Inès Amoura, qui oscillent entre des tonalités jazzy réconfortantes ou plus frontales lorsqu’elles évoquent la pauvreté matérielle des femmes en un leitmotiv implacable, figurent les déambulations aussi poétiques que lumineuses de l'autrice qui, assemblées entre elles, nous entraînent sur le chemin d’une pensée claire et éminemment clairvoyante. Envisager la création ne peut se faire qu'à la condition d'une indépendance suffisante, qu'elle soit matérielle ou mentale. Faire fortune et porter treize enfants - aucun être humain ne pourrait y faire face.
 
Gracieuse, la scénographie, en longs pans de pages usées de livres anciens, vient habiter le plateau de cet interdit encore en vigueur en 1928 - date de publication de Une chambre à soi - où les bibliothèques étaient inaccessibles aux femmes sans qu'elles ne soient accompagnées ou recommandées.
 
Avec une grande fluidité, Juliette Marie signe une mise en scène remarquable incarnée par un duo vibrant de lucidité, d'humour et d’émotion. Juliette Marie condense toute l’intensité de l'essai de Virginia Woolf pour dire l’injustice, l’empêchement et l’invisibilisation de la moitié de l'humanité.
Et si l’histoire de la littérature était avant tout celle de ce qui n’a pas pu s’écrire ?

 

La sœur de Shakespeare de Juliette Marie d’après Virginia Woolf au Théâtre La Flèche jusqu'au 7 juin 2025.

Texte & mise en scène : Juliette Marie
Avec : Inès Amoura et Solenn Goix
d'Après Une chambre à soi de Virginia Woolf  - Traduction de  Jean-Yves Cotté
Collaboration artistique : Sarajeanne Drillaud
Collaboration à l'écriture : Inès Amoura et Solenn Goix
Compositions originales : Inès Amoura
Conseils lumières : Janfi Viguié
Travail sonore : Tom Ménigault
Compagnie : Compagnie Reme 

Remerciements : Aude Denis, Maxime Coulbeaux, Elsa Depardieu

Soutiens : L'EMS – École de mise en scène, Théâtre Silvia Monfort, Théâtre des Quartiers d'Ivry – CDN du Val de Marne, Artagon Pantin, Bastide de l'Estré, Commune d'Indre, SPEDIDAM, Studio Beau Labo Montreuil.

Photos : Christophe Raynaud de Lage

Sophie Trommelen, vu le 19 avril 2025 au Théâtre La Flèche